La bière est-elle un produit de terroir ?

Et si oui, comment s’exprime-t-il dans notre verre ?

Travaillant régulièrement avec des cavistes du monde du vin, c’est un sujet qui revient souvent sur la table. Tel style est né dans cette ville, dans cette région, mais aujourd’hui on peut le brasser partout : ça peut être source d’incompréhension, parfois, quand on est si habitué aux cahiers des charges, aux appellations, au terroir et à son impact.

J’avais donc déjà réfléchi à ce sujet, plusieurs fois, sans avoir de vraie réponse à apporter (spoiler : je n’en ai toujours pas). C’est un sujet qui revient régulièrement dans nos lectures, dans les livres, et tout ce que je suis capable de faire aujourd’hui, finalement, c’est compiler les ressources et les confronter ici.

Parmi ces ressources, il y en a une que j’attendais avant de me mettre à écrire. Il s’agit du livre De la Terre à la bière, l’expression du terroir dans le verre, écrit par Alexandra Berry et publié tout récemment aux éditions Baudelaire. Merci à La Fine Mousse qui en avait parlé dans un post Instagram !

D’autres ouvrages et articles m’ont servi à écrire cet article, je les citerai au fur et à mesure.

Une définition du terroir

Qu’est-ce que le terroir ? Vague notion que l’on rattache très souvent au vin, le terroir est un concept englobant différents critères liés à un endroit. Le premier, le primordial, est celui du sol, de la terre, incluant ainsi une notion géographique forte. Les critères météorologiques et climatiques sont également associés à cette notion ; enfin, on peut voir plus loin et y ajouter un certain savoir-faire, un contexte particulier, un héritage historique ou encore un goût particulier lié à cette zone géographique.

Pour le vin, c’est assez simple : tel type de sol sera favorable pour tel cépage, et le coteau le plus exposé ou le plus aéré sera privilégié. Une appellation (les AOP, les IGP…) vient ancrer tout cela dans un cahier des charges aux multiples critères, certifiant ainsi que le vin vient de telle région. Je grossis le trait, bien sûr – c’est pas SI simple, le terroir dans le vin.

La mention du terroir sur un produit influence les décisions d’achat et devient un outil de marketing. L’ajout d’un ingrédient local (« Noisettes du Lot-et-Garonne » sur un pot de pâte à tartiner par exemple) laisse penser que ce sera de meilleure qualité. Même schéma avec le terme « artisanal », qui laisse présager un produit plus savoureux – alors que, on le sait toustes, c’est pas toujours vrai. On voit qu’il y a une vraie mode à écrire partout « bière artisanale », même sur des bières produites pour le compte de Carrefour, alors…

Bref, revenons-en à nos bières. La bière est un produit issu de l’agriculture (même si le monde brassicole « moderne » tend à nous le faire oublier), puisqu’elle est produite à partir de céréales et de plantes, le houblon. Ces mêmes ingrédients sont donc sujets aux aléas climatiques, ce qui les ancre dans une zone géographique définie, et ce qui peut influencer grandement une habitude ou une tradition ; si la récolte est mauvaise, si l’orge est de piètre qualité, il y aura des difficultés pour les brasseries. Cela peut donc se traduire, par exemple, à l’ajout de substituts lors du brassage ; en Angleterre, l’ajout de sucre était interdit dans la bière jusqu’aux environs de 1825. Mais, suite à des mauvaises récoltes, l’ajout de sucre a été temporairement toléré puis définitivement autorisé en 1847.

Est-ce que la bière doit absolument refléter son terroir ? Est-ce que ce n’est pas « juste » un produit de recette, comme lorsqu’on fait du pain ou un gâteau ? Parce que jusqu’ici, même si l’on voit de plus en plus d’étiquettes qui mentionnent les types de malt utilisés ou les variétés de houblon, on voit encore peu leurs origines géographiques, à ces malts et houblons. Ca n’aurait donc qu’une importance moindre.

Les ingrédients de la bière

La notion de terroir, en ce qui concerne la bière, doit être un peu différente que celle du vin. En effet, le terroir a eu un rôle central pendant plusieurs siècles, quand se créaient les styles de bière ; c’était notamment évident avec l’eau, dont les propriétés différaient suivant la zone. Les brasseurs s’installaient alors près d’une source (plus pratique), et brassaient des types de bière qui fonctionnaient bien avec les qualités de l’eau à disposition. C’est ainsi – entre autres critères – que sont nées les Pils en République Tchèque ou les English Pale ale à Burton-on-Trent. Aujourd’hui, les brasseries sont en mesure de modifier leur eau, et la plupart le font.

Il en va de même, à vrai dire, pour les autres ingrédients, comme le malt d’orge et les houblons. Les brasseries s’approvisionnaient localement ; ce n’est que « grâce » à la mondialisation et aux innovations technologiques que tout style de bière a pu être brassé dans tous les coins de la planète.

D’après l’autrice Alexandra Berry, « ce sont ces origines que l’on doit travailler à protéger », les origines de ces styles que l’on brasse désormais partout et qui sont un héritage. On ne parlerait pas de terroir sans y inclure une dimension historique ; ce n’est pas parce qu’une bière est brassée avec des ingrédients locaux qu’elle est une bière de terroir. L’autrice mentionne notamment l’article de Zach Fowle, de 2017, pour le magazine Draft, « Terroir is Dead. Long live « origin beer ». Est-ce que, pour parler de terroir, il faudrait se créer un nouvel héritage grâce à de nouveaux styles, qu’on transmettrait aux générations suivantes ? Mais du coup, une New-England IPA, est-ce qu’est un peu une future bière de terroir ?

L’orge

On pourrait être tenté de comparer la culture de l’orge et la culture du raisin, lorsqu’on veut parler d’expression du terroir ; or, un grain d’orge n’exprimera pas autant le sol qu’un grain de raisin. Le grain d’orge pourra, bien sûr, être plus ou moins qualitatif, avoir telles ou telles propriétés. Mais certains pensent que l’activité de la malterie (et notamment le touraillage, c’est-à-dire la chauffe du grain) et de la brasserie altère voire efface le peu d’expression de terroir qui subsistait.

Le houblon

Il semble un peu plus pertinent de vouloir comparer le houblon et le raisin (si on devait absolument les comparer, ce qui en fait n’est ni utile ni essentiel). Le houblon est une plante qui prend la forme de liane, et dont on récolte les cônes femelles pour ses propriétés aromatiques et amérisantes. Et, oui, il semblerait que le houblon soit effectivement sensible au terroir sur lequel il est cultivé. On remarque qu’une même variété n’aura pas les mêmes qualités selon la zone où elle pousse. Un houblon Cascade provenant de l’Oregon ne donnera pas la même chose qu’un houblon Cascade de Nouvelle-Zélande, même s’ils présenteront quelques similarités.

Consommer local, consommer le terroir ?

Pour ces ingrédients – céréales et houblons – l’enjeu semble plutôt se porter sur l’approvisionnement.
En effet, pourquoi vouloir brasser une « bière de terroir » si on utilise du houblon des Etats-Unis et de l’orge qui a été malté en Allemagne ?
Bon, pour l’orge, c’est un peu moins vrai ; la France est premier producteur d’orge dans l’Union Européenne, on n’en manque donc pas. Les malteries sont également plutôt bien implantées sur le territoire – mais ne sont pas forcément artisanales.

Pour la bière, donc, la notion de terroir peut plutôt faire référence à la notion de « local ». Cela peut se traduire de différentes façons : à la fois dans l’approvisionnement, comme je viens d’en parler, qu’on privilégiera local, mais aussi dans la distribution qu’on préférera en circuit court. La vente directe, sans intermédiaire, est généralement le canal le plus facile à mettre en place pour les débuts d’une brasserie.

Lorsqu’on « boit local », on ne prétend pas forcément consommer l’orge de l’agriculteur du coin malté par la brasserie de la région additionné de houblon du champ voisin ; on boit la bière brassée par la brasserie d’à côté, peu importe la provenance des ingrédients. Il y a bien entendu des exceptions, qui tendent d’ailleurs à se généraliser. Des brasseurs et brasseuses font le choix d’utiliser plus d’ingrédients locaux, typiques ou non de leur région (fruits, plantes…), pour aider à différencier leurs bières et y ajouter une touche locale.


Certaines brasseries mettent en avant leur localité, par le biais des noms de leurs bières, et soulignent donc plutôt le fait que leur entreprise est locale. Pas nécessairement leur produit.

« Comme tout produit alimentaire, une bière brassée près de chez soi n’a pas le même goût qu’un produit anonyme de grande surface. »

Guirec Aubert, La bière dans tous ses états

La levure

Enfin, il y a ce dernier ingrédient dont je n’ai pas encore parlé, qui a une importance non négligeable dans la bière et dans cette notion de terroir : la levure.
Ingrédient complexe, vivant, « façonné » par son environnement direct. La levure est utile pour transformer le sucre en alcool et en CO2. D’une part. Mais suivant comment le brasseur ou la brasseuse l’utilise, devrais-je dire la cajole, la levure va produire pas mal d’autres composés et peut donner un réel caractère fermentaire à la bière. C’est le type de levure qui va définir cela. Depuis des décennies, en brasserie, on utilise des souches de levures isolées, cultivées en laboratoire. Standardisées. Cela permet une certaine constance dans la production.

D’autres brasseries ont recours à des types de fermentation plus complexes, qui font appel à des levures dites sauvages, qui se trouvent dans l’air ambiant. Et celles-ci, et bien, on peut dire qu’elles font partie du terroir. On pense bien sûr aux Lambics de la vallée de la Senne, qui ont cette typicité grâce à la levure et aux bactéries ambiantes.
Mais, pour rester en France, comment penser qu’une bière de terroir n’existe pas lorsqu’on se penche sur les productions de la brasserie la Montagnarde ? Malts bio locaux, houblons locaux voire cultivés sur place, eau des montagnes à disposition… Pour aller plus loin sur leur travail des levures, car c’est le sujet du paragraphe, je ne vais pas m’étendre et vous renvoyer vers cet article très complet.

Je terminerai sur deux notions, encore, que je souhaite aborder.

La bière de terroir et la bière fermière

Le terroir est souvent rattaché à l’idée de paysan, de fermier, et par extension à quelque chose d’authentique, de véritable. Avec l’avènement des « bières fermières » ou des « farmhouse ale », la bière artisanale nous pousse à croire que le retour à la terre est bien réel, loin de l’industrie brassicole qu’on a connue pendant des années.
Dans le livre Le Goût de la bière fermière, Martin Thibault (avec la collaboration de David Lévesque Gendron) décrit les différentes perceptions du terme « bière fermière ». Il rappelle, en premier lieu, qu’aucune coutume, aucun style n’est vraiment né dans une ferme un beau jour, et qu’il est tout à fait possible de brasser une IPA ou un Stout dans une ferme.
Bref, pour l’auteur, une bière fermière peut se définir d’après ces trois points :
– de la manière la plus « pure », c’est-à-dire une brasserie située dans une ferme, qui cultive et malte son propre orge. Ce n’est clairement pas le cas de la majorité des brasseries (le travail demandé est assez conséquent) ;
– fermière peut se rapporter à une saveur, un goût qu’on peut décrire comme rustique (le foin, la paille, le fumé…). Cette saveur est effectivement apportée par les différents ingrédients de la bière, donc c’est pas déconnant.
– enfin, bière fermière peut faire référence à une production rattachée, justement, au terroir, dans l’idée d’un retour aux sources, à la campagne, d’une production régionale. Et, là, on en revient à notre idée de local, de proximité, d’économie circulaire.

Alors, attention lorsque vous achetez une bière dite fermière : ça ne veut pas forcément dire bière brassée dans une ferme, ou bière locale.

Une bière de terroir, dans l’ère du temps

Ca y est, j’en viens à mon dernier point : le terroir comme marqueur social et politique.

« Le terroir ne définit pas seulement le sol et le climat, mais également un contexte historique, social, économique. Il défend une tradition, un artisanat et une typicité culturelle définie dans une région géographique délimitée. »

Alexandra Berry, De la Terre à la Bière

2020 est un triste exemple de ce dernier point.
Cette tendance locavore, qui émergeait depuis quelques années, se politise encore plus et devient plus qu’une simple tendance – c’est une nécessité. Il en va de la survie de beaucoup d’entreprises. Nous sommes quotidiennement encouragés à boire la bière locale, à soutenir l’artisan du coin, à faire nos achats de Noël chez les commerces locaux et à boycotter Amazon et consorts. Il aura fallu une crise sanitaire pour le voir écrit partout (les librairies sont en déclin depuis des années mais les Français semblent enfin les remarquer quand celles-ci sont contraintes de… fermer).

La bière artisanale de 2020 sera marquée par des étiquettes figurant des gens masqués, par des Click & collect dans des bars fermés, par des consommateurs qui se veulent plus responsables dans leurs achats, pour « sauver la brasserie d’à côté » (et on sait que ça ne suffira pas toujours).

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