Une histoire de la bière au féminin (2)

Dans un précédent article, je parlais un peu d’histoire de la bière et de la place des femmes dans celle-ci.

Je m’étais arrêtée plus ou moins à la fin de l’époque médiévale en Angleterre, où des changements importants s’étaient opérés post-Peste Noire. Les femmes, qui avaient alors un rôle essentiel dans la production et la vente d’ale, ont peu à peu été exclues de ce commerce et de cette industrie au profit des hommes. J’ai évoqué la théorie des brasseuses (alewives) accusées de sorcellerie, et je reviendrai là-dessus dans un autre article (ou sous un autre format…).

(pour télécharger la bibliographie de cet article, c’est ici)

C’est évidemment un peu simpliste de résumer 3 siècles de cette manière (« un beau jour, les hommes ont vu qu’il y avait du fric à se faire, ils ont donc évincé les femmes pour mettre le grapin sur cette industrie« ), mais c’est une part de vérité historique. Les choses sont plus compliquées, plus difficiles à cerner et se sont déroulées sur plusieurs siècles, pas du jour au lendemain. La nouvelle industrie de la bière telle qu’elle était en 1750 est surtout le fruit d’un remodelage constant, depuis le XVe siècle, et des conséquences de l’arrivée de nouvelles technologies.

Les travaux de Judith Bennett, que j’ai beaucoup cités dans mon article précédent, ont fait l’objet de réfutations et de critiques. C’est le principe de l’Histoire, c’est ainsi qu’on avance. On lui reproche notamment de ne pas avoir assez mentionné ces femmes successful, celles qui avaient leur place dans l’industrie de la bière malgré la mainmise par les hommes. En effet, quand la production d’ale par les femmes était possible grâce aux profits de la vente des précédents brassins, ou grâce au crédit accordé par leur famille ou voisins, ça ne posait pas de problème à grand-monde. Quand le niveau de production s’est élevé et a exigé une activité professionnelle, ça s’est compliqué. Je mentionnais les femmes seules ou veuves qui ont été les premières exclues de l’industrie : car pour continuer de brasser, et donc pour s’équiper en conséquence, les femmes avaient besoin du soutien des hommes (pas du soutien psychologique bien sûr, mais bien financier). Les femmes mariées étaient donc privilégiées, mais pas libres d’exercer comme bon leur semblait pour autant ; un homme devait les représenter, la loi l’exigeait, pour, par exemple, signer des contrats (avec des fournisseurs, etc.). (1) Se sont donc établis des partenariats entre mari et femme, le mari ayant la main pour gérer les contrats, et la femme assurant la production (le brassage). Ces partenariats étaient pour certains prospères, mais c’est aussi cette prospérité qui a conduit les hommes à être plus nombreux que les femmes. Les brasseries, devenant de plus en plus importantes, nécessitaient plus de postes à responsabilité, plus de main-d’oeuvre, et de plus grands locaux (donc plus d’argent). Qui pouvait, à l’époque, apporter l’argent et occuper des postes à responsabilité ? Et bien, pas les femmes.

Alors oui, assurément, il y a eu des femmes mariées qui ont exercé une grande influence dans une brasserie, ou des femmes seules ayant hérité et pouvant détenir une brasserie ; mais elles ne sont pas la majorité. Et un homme n’était jamais bien loin.

Je parle de la bière car c’est le sujet mais elle n’a pas été – du tout – le seul domaine à marginaliser et exclure les femmes dès lors qu’il s’industrialisait.(2) On peut, par exemple, faire le parallèle avec la fabrication de fromage, activité qui était quasi-exclusivement féminine jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Les femmes étaient celles qui déterminaient la qualité du fromage et du beurre et leur rôle était primordial. Mais, entre les XVIIIe et XIXe siècles, l’arrivée de livres publiés par des hommes qui avaient étudié de manière scientifique le processus de fabrication du fromage a tout chamboulé. Exit les femmes et leurs traditions empiriques ; la « science » des hommes les remplace, dans le but d’une optimisation des profits (à part ça, les femmes sont vénales, hein). (3) Remplacer la tradition par une « vraie » connaissance scientifique est un phénomène qui a toujours laissé les femmes en-dehors d’un commerce, d’une industrie ou plus largement d’un milieu où elles étaient auparavant dominantes. Je pourrais citer, par exemple, la médecine (pour rester dans la science). Les chasses aux sorcières, dont je parlais dans l’article précédent, se sont particulièrement concentrées sur les guérisseuses, ces femmes compétentes qui savaient manier les plantes et soigner les malades. Malgré tout, aujourd’hui encore, c’est un milieu dit « masculin ». C’est un sujet extrêmement vaste et épineux qui a été traité avec une grande justesse par Mona Chollet dans son livre Sorcières, la puissance invaincue des femmes (chapitre « Mettre ce monde cul par-dessus tête »).

Je vais m’arrêter ici pour ce qui est de l’industrialisation, même s’il y aurait encore beaucoup à dire.

La femme dans la publicité : vendre la bière aux hommes

On l’a compris, la femme n’a plus vraiment sa place, sauf de rares exceptions, dans l’industrie brassicole, que ce soit pour la production ou même la consommation. Je vais en parler tout de suite : la construction d’une image de boisson « pour hommes », et l’objectification de la femme pour leur vendre.

« […] la femme va retrouver toutes ses lettres de noblesse quand elle fera son apparition dans la publicité. Elle va devenir un formidable vecteur de la publicité alimentaire en général et brassicole en particulier. » José Falce (4)

Affiche publicitaire d’Alphonse Mucha pour les Bières de la Meuse, 1897

Vaste sujet également, puisque la femme a été représentée dans différents buts sur les affiches publicitaires depuis le XVIIIe siècle : associée à la marque d’une brasserie, allégorie, dans l’exercice de sa fonction – serveuse majoritairement…

Entre les XIXe et XXe siècles, si l’homme est la cible pour la consommation de bière, les publicitaires et les brasseries n’ont pas pour autant oublié que c’est la femme qui est assignée aux courses. C’est donc elle qu’il faut séduire dans un premier temps, en faisant passer les messages suivants : une bière de bonne qualité (pour ravir leur mari), une bière au tarif abordable (pour ne pas se faire engueuler si elles dépensaient trop), une bière qui, en somme, satisfera le palais et le portefeuille d’un mari comblé.

La femme est ciblée dans un premier temps comme consommatrice pour faire passer le message d’une bière nourrissante, pleine de vertus pour la santé ; ce sont, plus particulièrement, les nourrices et les mères qui sont visées, donc les femmes allaitantes. On leur vendait une bière légère en alcool, censée favoriser le bon développement de l’enfant, qui deviendra alors bien-portant, joufflu au teint rosé (nous sommes en 2019 et ce message est faux, bien sûr, l’alcool ne fait rien de bon dans notre organisme). En somme, quand la publicité s’adresse aux femmes, c’est toujours dans un contexte domestique, familial ou ménager. Pas pour son propre plaisir, à elle.

Alors depuis, on a compris que la bière n’était ni particulièrement hygiénique et saine, ni nourrissante ou bonne pour la santé. Les brasseries n’ont certainement plus le droit de diffuser ce genre de message publicitaire aujourd’hui.
Mais le message qui persiste, qui dure depuis les débuts ou presque de la publicité, c’est celui de la bière qui procure du plaisir.

Quel est le problème ? Eh bien, le plaisir et son désir se manifestent bien souvent sous la forme d’une femme. En gros, il est attendu du consommateur qu’il reporte son désir pour la femme, sur la bière. (5) La femme séduit et procure du plaisir : tiens, comme la bière.

Se mettent alors en place des images de femmes séductrices, à la disposition du consommateur qui la regarde, femme qui propose, suggère, qui affiche un sourire ou un regard aguichants.

Inoffensif et peu dévalorisant, me direz-vous ; une femme peut bien proposer une bière à un homme, elle n’en reste pas moins un être humain. Ce que ces publicités font intégrer à chaque consommateur, mais surtout aux consommatrices, c’est que les femmes ne sont pas là pour boire la bière avec le consommateur, mais bien là pour lui vendre/servir. Et, quand on vous matraque ça pendant quelques décennies, ça finit évidemment par entrer dans l’imaginaire collectif : une femme, ça ne boit pas de bière.

La publicité des industriels a créé une culture de la bière dominée par les hommes, en y mettant en scène des femmes sexualisées. Est-ce que le temps est venu de faire des publicités plus inclusives, neutres, sans sexualisation du corps de la femme ? Je pense que vous connaissez ma réponse.
Les femmes sont objet de désir ; et les hommes ne sont bons qu’à les désirer. L’industrie de la bière et sa publicité ont grandement participé à la diffusion de ce message, qui, au-delà d’être cruellement réducteur pour un genre comme pour l’autre, demeure dangereux.

Et il n’y a pas besoin de remonter 50 ans en arrière pour retrouver des publicités sexistes, misogynes, objectifiant les femmes, figurant les hommes en train de s’échapper des griffes de leur vilaine femme pour aller boire une pinte fraîche avec les copains, ou entretenant la culture du viol (comme, par exemple, BudLight l’a fait en 2015).

Après avoir exclu les femmes de la consommation pendant des décennies, les industriels se disent désormais que, mince, elles représentent tout de même la moitié de la population et c’est bien dommage de se priver de leur argent. C’est ainsi qu’apparait… le marketing genré. Après une publicité dominée par les femmes pour les hommes, on use de « nouveaux » codes pour séduire, comme on le fait avec les hommes, ces nouvelles consommatrices.
Pas d’hommes à moitié nus, ou d’homme-objet pour elles ; on préfère entretenir les clichés sexistes qui durent et perdurent. Couleur rose pour le packaging, couleur rosée pour la bière ; de l’alcool, oui, mais pas trop, car les femmes sont délicates. Plutôt que d’insuffler un vent nouveau sur la publicité pour la bière, on opère un gros retour en arrière ; vous avez le droit de boire, femmes, mais ce qu’on vous dira de boire, ce qu’on créera pour vous.

J’entends souvent, aujourd’hui, que « gneugneu oui mais c’est les femmes elles-mêmes qui demandent une bière légère/aromatisée« . Oui, des femmes entretiennent ce cliché ; mais, sérieusement, est-ce nécessaire de les blâmer, après avoir lu ce court passage sur la publicité ? Est-on encore vraiment surpris de voir ces comportements après avoir matraqué pendant des décennies que seuls les vrais hommes buvaient de la bière – et que, quand celle-ci était légère en alcool, c’était uniquement pour qu’il ne soit pas ivre et puisse se rendre compte qu’il était sur le point de coucher avec une femme grosse/laide/vieille ?

Voilà pourquoi j’ai voulu effectuer ce travail de recherches, remonter dans le temps, tenter de parler des tenants et aboutissants. Quand j’entends que le domaine brassicole est assez inclusif aujourd’hui, c’est faux. Il y a encore un long travail à faire, quoiqu’on en pense.

Je n’ai même pas abordé le sujet du sexisme dans le quotidien d’une femme professionnelle du milieu, je me suis contentée de la pub. Mais, vous l’aurez compris j’espère, ce sexisme au quotidien est le résultat de quelques siècles de conditionnement, et on fera toutes et tous (n’est-ce-pas ?) notre possible pour le déconstruire en un peu moins de temps.

Par ailleurs, je récolte nombre de témoignages pour un futur livre en cours d’écriture, alors si vous êtes :
une femme, et que vous avez un avis sur la question de la place des femmes dans la bière, écrivez-moi et discutons : hoppyhours@gmail.com ❤
un homme, et que vous avez un avis (favorable ou non) sur la question de la place des femmes dans la bière, écrivez-moi et discutons : hoppyhours@gmail.com ❤

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